Les nouveaux modèles européens de la culture: l’exemple de Tfanen – Tunisie créative

By Damien Helly

This blog post in French is part of a series of contributions prepared by Damien Helly in the framework of his participation in the 2021/22 session of the Cycle des Hautes Etudes de la Culture (CHEC) (High-Level Cultural Studies Network) of the French Ministry of Culture. This piece looks back at the example of the EU-funded programme Tfanen-Tunisie créative as a source of inspiration to refresh French external cultural action through joined-up EU initiatives. 

 

 

A l’international, la France peut jouer la carte culturelle européenne

 

Depuis l’adoption par l’Union européenne d’une approche stratégique des relations culturelles internationales en 2016, les Européens développent pas à pas une action culturelle extérieure commune. Ce nouveau modèle hybride combine les atouts des bagages culturels des États-Membres avec une approche fondée sur la cocréation d’initiatives culturelles internationales.

 

Dans un contexte international de plus en plus tendu marqué par le risque de raréfaction des ressources nationales dédiées à aux relations culturelles internationales, l’action culturelle extérieure européenne apparaît comme un nouveau cap à viser. Pionnier de cette nouvelle approche, le programme Tfanen–Tunisie créative développé dès 2016 en Tunisie témoigne de cette nouvelle approche à même de réinventer les modèles français de la culture, en apportant une valeur ajoutée européenne.

 

 

Paramètres de Tfanen – Tunisie créative

 

Initiative inédite de l’Union européenne, le programme Tfanen (« sois créatif » en tunisien) d’appui à la culture en Tunisie, d’un budget de 9,7 millions d’euros, a été mené entre 2016 et 2022 au nom du réseau des instituts pour la culture de l’Union européenne (EUNIC). Il a consisté à accompagner les dynamiques culturelles et démocratiques de la société tunisienne après la révolution de 2011 : financement direct des opérateurs associatifs et privés, consolidation des compétences et professionnalisation des praticien.nes de la culture, modernisation des politiques culturelles nationales.

 

La mobilisation de EUNIC comme réseau européen, dont l’Institut français est membre fondateur, a démontré la pertinence d’une gestion commune de l’action culturelle extérieure dans l’esprit de la stratégie de 2016 : cocréation des actions avec le pays partenaire, gouvernance européenne du programme via un comité de projet composé des membres de EUNIC, autonomie des équipes de mise en œuvre, composé en grande partie de professionnels locaux.

 

Conçu au départ comme un programme d’appui au secteur culturel tunisien, Tfanen était couplé à un dispositif de jumelage institutionnel dans le domaine des politiques culturelles, dont la partie européenne était conduite par le ministère français de la culture et la Wallonie. Cette séparation entre pilotage étatique (la réforme des politiques culturelles via des diagnostics français et wallons) et financements directs aux opérateurs (mise en œuvre par le British Council au nom du réseau EUNIC) n’a pas tenu la distance dans un contexte politique tunisien à la fois suspicieux des ingérences post-coloniales et marqué – entre 2016 et 2020 – par une gouvernance de la culture inefficiente et parfois népotique.

 

Le jumelage n’a malheureusement pas porté tous ses fruits, mais il a tout de même engagé un dialogue approfondi avec les autorités tunisiennes sur les pistes de réforme des politiques culturelles. La méthode française – convaincue et fière de son modèle administratif – a montré ses limites par rapport à la souplesse et l’humilité wallonne, mieux appréciée des interlocuteurs tunisiens. Surtout, c’est le programme de l’Union Européenne Tfanen qui, à la faveur d’un changement (temporaire) des équipes politiques du ministère tunisien de la culture, a pu engager, à partir de 2020 et en s’appuyant sur l’expertise tunisienne existante, des chantiers de réforme de politiques culturelles.

 

 

Quels retours sur investissement pour la France ?

 

Le programme Tfanen de l’Union Européenne est l’exemple même du retour sur investissement pour les Etats membres – dont la France – qui souhaitent maintenir une action culturelle extérieure dynamique malgré la baisse de leurs moyens et les obstacles des nouvelles guerres culturelles. Tfanen, en combinant financements directs et la co-construction des changements du secteur culturel, au rythme décidé par les partenaires tunisiens, a obtenu des résultats que les ministères français et wallon, via un jumelage inter-étatique contraint et sans ressources propres, n’auraient pas atteint.

 

La composition quasi exclusivement tunisienne de l’équipe Tfanen (recrutée et soutenu par le système administratif du British Council, paradoxe inévitable de la période de transition du Brexit !) et le choix de valoriser cette tunisianité, dans un contexte quasi-populiste et souverainiste, a facilité l’acceptation du programme dans la société et les structures étatiques, et évité les écueils des critiques de néo-colonialisme ou de courtisanerie diplomatique.

 

Les premiers succès de Tfanen à partir de 2018 ont conduit au lancement d’autres programmes culturels de l’UE en Tunisie, avec des budgets très substantiels, dans le domaine du tourisme et de la valorisation du patrimoine (Tounes Wijhetouna), de l’artisanat (composante Creative Tunisia), de l’innovation (Innov’i – notamment dans le secteur créatif), certains menés par Expertise France.

 

Les cycles de subventions Tfanen ont permis de découvrir, lancer ou renforcer des organisations tunisiennes que les instituts culturels européens ont ensuite décidé de continuer à financer et soutenir au niveau bilatéral, élargissant et renforçant ainsi leur liste de partenaires locaux.

 

Au final, les représentants culturels français en Tunisie, lorsqu’ils ont décidé de jouer le jeu européen, ont largement bénéficié du programme que la France avait initialement contribué à concevoir. Comme le soulignait l’un d’entre eux lors de la clôture de Tfanen : « ce programme européen a été une ressource de données très utile pour notre travail d’institut culturel national. »

 

 

Valeur ajoutée européenne

 

Au-delà des intérêts et des raisonnements franco-centrés en termes de “retour sur investissement national” , l’expérience Tfanen démontre le potentiel fédérateur des initiatives culturelles européennes à l’international, à plusieurs niveaux.

 

Ensemble, les Européens sont plus convaincants sur un dossier de coopération culturelle internationale : ils mettent en commun leurs expériences et leurs talents, et offrent une palette d’échanges plus large que le traditionnel menu ou modèle national d’action culturelle. Lorsqu’il s’est agi de défendre la transparence et l’équité dans les attributions des subventions de Tfanen, les Européens ont fait front commun face aux injonctions d’autorités publiques peu sensibles au mérite des organisations candidates.

 

Ensemble, dans le dialogue avec un partenaire commun sur des principes et des valeurs qui leur sont chères, les Européens se sentent plus européens, quelle que soit la distance géographique par rapport aux frontières de l’UE. Autour de Tfanen, les partenaires de EUNIC et la Délégation de l’Union européenne ont célébré et soutenu les acteurs tunisiens qui s’engageaient avec les personnes de leur localité pour la liberté d’expression, l’émancipation des jeunes et des femmes et la reconnaissance de la valeur du travail culturel, professionnelle et amateur.

 

Tfanen a aussi lancé Tfanen Takwin, un cycle pilote euro-tunisien de professionnalisation sur l’exploitation des nouvelles technologies dans le domaine du patrimoine. Les lauréats, tous francophones, ont pu bénéficier d’une exposition à d’autres réalités culturelles européennes, enrichissant ainsi leur rapport à la France dans un contexte européen. Confié au Goethe Institute (l’Institut français n’avait alors pas la possibilité administrative de s’engager sur sa gestion) qui l’a mis en œuvre dans un esprit européen, Tfanen Takwin a valorisé la diversité européenne tout en reconnaissant, sans pour autant dominer le dispositif, la place centrale de la France dans les échanges culturels de la Tunisie. Comme l’Autriche ou l’Espagne ont contribué à Tfanen Takwin, la France pourrait bénéficier de programmes de professionnalisation culturelle, via des jumeaux ou des répliques européennes de Tfanen Takwin, dans des pays où ses partenaires de l’UE ont une position traditionnellement dominante.

 

 

Conclusion : Au-delà de l’uploading français, la cocréation de modèles communs

 

En 2021, Tfanen était déjà considéré, au terme d’une sélection parmi 700 projets, comme une bonne pratique par les Nations Unies pour, pour ses contributions aux Objectifs du développement durable (ODD). En 2022, même si Tfanen – Tunisie créative appartient désormais au passé, il est à parier que le programme demeurera une source d’inspiration pour les prochains programmes culturels européens à l’international si les États Membres de l’Union européenne (et la France en particulier) décident – au-delà de l’anecdote ironique du rôle britannique dans ce projet – d’en diffuser les enseignements, afin de faire émerger de nouveaux modèles pour les opérateurs culturels de l’Hexagone.

 

The views expressed in this article are personal and are not the official position of culture Solutions as an organisation.
Photo credit: Tunisie.co